Les mots ailés

Céline Gabaret

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Réapprendre

S’il y a bien une phrase tarte à la crème que je déteste, c’est le fameux « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort ». C’est une phrase de Nietzsche, et de Goethe avant lui. Et s’ils avaient écrit « tout ce qui ne tue pas tue un peu quand même », nous n’en serions pas là. La citation première, mal comprise, mal reprise, consiste pour l’opinion commune à cultiver l’idée selon laquelle la souffrance a un sens. Cela revient souvent à légitimer la douleur, et c’est l’occasion, pour celui qui se relève d’une épreuve, de se dire qu’au moins, il n’a pas fait cela pour rien parce qu’il serait plus fort après -ce qui, si l’on y réfléchit bien, est non seulement une idée absurde mais aussi dangereuse. Je ne pense pas que l’on « s’endurcisse » en vivant des drames, je ne pense pas que l’on soit plus grand que ce que l’on était avant en se prenant des murs. 

Mais je reste persuadée que pour toute absurde qu’ait l’air l’épreuve, il est possible de lui trouver un sens a posteriori. Sans doute faut-il moins envisager cette entreprise comme un impératif transcendantal qu’un jeu de l’esprit, comme on résout une énigme dans les cahiers de vacances. Nos actes tragiques ne nous rendront pas « plus forts », ils nous laisseront indubitablement abimés quelque part, enrichis de quelque chose, comme ces vieux objets qui sont beaux de leurs griffures et leurs éclats de peinture. Armés d’une sagesse nouvelle, d’un goût de larmes et d’un désir de vivre un peu plus furieux, un peu plus vrai.

Et il nous reste, une fois l’épreuve passée, à nous toucher nous-mêmes avec incrédulité comme on palpe un blessé ; il nous reste à regarder du côté du soleil levant, du côté des rêves, et de l’océan. Il nous reste à embrasser le reste à vivre, avec une nouvelle ride, mais debout. 

Mais t’as qu’à lâcher prise ! (Le perfectionnisme maternel)

Mais t’as qu’à lâcher prise… 

Récemment, j’ai évoqué ici la question du perfectionnisme. Honnêtement, c’est un sujet qui me touche particulièrement, et sur lequel j’aurais beaucoup, BEAUCOUP à dire. En devenant maman, les gros dossiers que j’avais à ce sujet se sont transformés en bibliothèque à trois étages -avec la petite échelle pour monter tout en haut.

Et j’ai envie de commencer par dire quelque chose qu’on tait souvent, mais qui me frustre, voire m’énerve assez clairement. J’avais envie de parler de tous ceux qui disent aux mamans qu’elles sont trop perfectionnistes et qu’elles n’ont qu’à lâcher prise

Ben voyons. 

J’ai un petit garçon de deux ans, et j’ai repris le travail à temps plein quand il avait six mois. Depuis 18 mois, je suis donc une officielle working mum. Et il faut être sincère : à titre d’indication, j’ai déjà tapé « burn out maternel symptômes » dans la barre de recherche google entre deux et trois heures du matin. Comme beaucoup d’autres, je traverse des périodes d’un débordement dont je sous-estimais la difficulté. Depuis deux ans j’ai tour à tour l’impression d’être une guerrière, puis d’être dépassée. Je rêve régulièrement que je suis en retard, que je me noie, ou que je cours après toute chose. Et là, si je me confie à de vagues amis, des collèges, des oncles (?), on me sort souvent : « Eh, mais tu es trop perfectionniste, aussi ! » Quand j’échange avec d’autres jeunes mères, je me rends compte que je ne suis pas la seule à recevoir ces injonctions. (Encore des injonctions.) « Lâche prise ! » Et les voilà qui pensent qu’ils donnent vraiment un formidable conseil qui va nous changer la vie. 

Bon. 

Qu’entendent-ils par ce conseil, la plupart du temps, déjà ? Que veulent-ils suggérer en nous demandant de lâcher prise ? Quelle prise ? Cette réflexion vient le plus souvent d’hommes, célibataires, ou assez vieux pour avoir oublié ce qu’avoir un enfant petit chez soi veut dire, et qui ne comprennent pas que nous soyons stressée / débordée / épuisée /au bout du roul’. Voilà les principaux points qui reviennent dans quand on dit aux mamans d’être moins perfectionnistes.

  1. Lâche prise sur le ménage !
  2. … sur la cuisine !
  3. … sur l’éducation !

O U I. (Formulé ainsi, ça fait peur, n’est-ce pas ?) Alors « on » pense (« on », nous, le monde, cette société dans laquelle l’homme a tant de place) que ces trois points sont les affaires des femmes, et que, sincèrement, si elles devenaient moins perfectionnistes sur ces aspects, elles iraient mieux, et leurs hommes avec. On pense que si une maman craque, c’est qu’elle veut trop bien nettoyer sa maison, et faire des plats beaux et bons tout en dispensant toute la bienveillance de son éducation à ses enfants. Et on se dit -sans se le dire vraiment- qu’elles n’ont qu’à tolérer un peu de retard dans le linge, une pizza devant la télé et, hop, voilà, la face du monde sera changée…

Vaste hypocrisie que tout ceci, si vous voulez mon avis.

Si on détaillait, un peu, d’ailleurs ? 

  • Le ménage. « Tu sais, détends-toi, c’est pas grave si l’aspirateur n’est pas passé aujourd’hui ». Ah ah ah. Comment te dire (connard), mais ÉVIDEMMENT, qu’il n’est pas passé ! Je suis au niveau deux, tu comprends ? Au niveau dix. Au niveau mille. Le ménage, je m’en fous déjà. Ma marge, ce n’est pas l’aspirateur, là tout de suite maintenant.
  • La cuisine. « Tu sais, c’est pas grave, tu pourrais manger des surgelés. » Là encore, j’ai le sentiment que c’est FACILE À DIRE. D’une part, parce que chez nous, ce n’est pas moi qui m’occupe de la cuisine, déjà. Et ensuite quand bien même, le problème n’est pas vraiment résolu : que la tâche concerne la mère ou le père, il faut les acheter, ces surgelés, et les ranger, et les sortir au bon moment, et les faire cuire, et nettoyer la casserole ensuite, et mettre les assiettes au lave-vaisselle, ou les laver soi-même ; d’ailleurs le lave-vaisselle, parlons-en, il faut prendre soin de le remplir, et le vider, et le nettoyer de temps en temps. Il faut bien nettoyer un tant soit peu le frigo, et la table, même sans être une maniaco-psycho-rigide, il faut bien pouvoir manger quelque part.
  • L’éducation. « Nan mais avec cet enfant… tu es trop perfectionniste ». (Propos qui intervient si tu dis que tu ne le mets pas à la crèche quand tu ne travailles pas, ou que tu t’es levée toute la nuit pour lui, par exemple, ou pour signifier que t’as qu’à le mettre devant la télé de six à huit, et basta.) Là encore, mais quoi, quoi et comment ? Personne, PERSONNE ne peut savoir comment une mère ou un père s’occupe de son enfant au quotidien. Il faut être bien prétentieux pour penser savoir que l’on fait trop ceci ou trop cela, ou que soi-même, dans la même situation, on faisait mieux, ou on fera mieux, ou on aurait fait mieux. On a tous et toutes des vies tellement différentes qu’il faut arrêter de croire que l’on maîtrise suffisamment la vie des autres pour la juger. 

Parce qu’au fond, il est un peu là, le problème. Il est dans le jugement. Arrêtons de dire aux mères ce qu’elles doivent faire et comment elles doivent le faire. (Pitié.) Et arrêtons de penser que celles qui frisent le burn-out en sont RESPONSABLES. Que celles qui craquent n’ont qu’à se mordre les doigts d’être trop maniaques, et que les autres, celles qui sont normales et détendues, elles, elles s’en sortent sans heurt. Mais quelle est cette comparaison qui ne fait qu’ajouter une nouvelle pression sur les épaules des mères : devoir être dans un lâcher-prise suffisamment prononcé pour que tout tourne ?

Ce qui m’énerve d’autant plus avec cette histoire de « lâche-prise », c’est qu’elle est sournoise et hypocrite. C’est un « y’a qu’à », qui se répand de plus en plus. Sauf que parallèlement, quand on est mère, on se prend de plein fouet le perfectionnisme comme injonction sociale ambiante. 

Nous vivons à une époque où la maternité est difficile à conjuguer avec toutes les autres vies de  femme. Je ne dis pas que c’est nouveau, je dis simplement qu’il m’a fallu le vivre pour le croire. Je réserve un autre article sur ce sujet-là, parce qu’il y a de quoi écrire. Mais le fait est là : on attend bien des mères qu’elles fassent globalement tout, et tout bien

On nous laisse croire qu’il est non seulement possible mais courant de vivre dans une maison à peu près blanche, belle et rangée, d’aller travailler le matin et de revenir le soir, de le faire bien, tout en élevant un enfant, ou plusieurs, et de savoir tout conjuguer. Que c’est facile d’être une femme, d’avoir une vie personnelle, professionnelle, une vie de couple, et une vie de parent en même temps. La norme est là. Nombreux sont ceux qui ne l’interrogent plus. Et ce sont ces personnes-là qui disent « t’as qu’à être moins perfectionniste », pensant bien sincèrement que si nous nous mettons à moins passer l’aspirateur, nous pourrons redevenir des femmes fortes, normales et consensuelles, qui assurent sur tous les plans.

Soyons clairs : je serai la dernière à faire l’éloge du perfectionnisme.

Je ne dis pas qu’il n’y a rien à changer, au contraire, je crois qu’il y a tout à changer. Mais l’article d’aujourd’hui a pour but de démolir à la fois le présupposé tacite qui dit que le quotidien des mères est aisé et que si elles craquent c’est qu’elles en font trop, les imbéciles ; mais également l’idée selon laquelle il serait simple d’arrêter d’être perfectionniste pour une maman d’aujourd’hui. Si déjà, on en parlait autour de nous, peut-être que ce discours facile serait moins courant, et par là-même, moins destructeur, non ?