-Texte pour SimpleThings, numéro 29 (Sept 2018)-
Je range la monnaie sans compter les centimes, je salue dans un sourire, je sors de la boulangerie avec le plus précieux des enfants sous le bras. En le prenant contre moi comme un ballon, je l’ai senti : il est encore chaud. Je sors et je lève la tête, la rue murmure, le soleil est doux, je rentre chez moi avec un trophée. Je presse le pas.
Je n’aime pas le pain chaud. Cet aveu peut surprendre, parce que tout le monde aime le pain chaud, le pain chaud est nécessairement aimable. La croute que l’on caresse, puis que l’on casse avec le pouce, la mie qui chante, l’ensemble qui fond lentement sur le palais et qui ne se laisse pas bien mâcher, comme une éponge un peu élastique. Il faut savourer le pain chaud comme un mets assez rare, alors qu’il est si ancestral et si commun : sa durée de vie est très courte, le pain chaud est une friandise éternelle accordée dans l’instant. En quelques minutes, il perd tout son charme, il pâlit et délaisse son excitant attrait. On ne savoure jamais autant le pain froid que le pain chaud. Finalement, il y a, dans le petit morceau de baguette encore brûlant que l’on grignote sur le chemin du retour, tout le rappel de l’éphémère dans la beauté -mais on philosophe rarement en mangeant du pain, ce qui est dommage.
Moi, le pain chaud, je le trouve trop fort, comme un alcool trop vieux, je le trouve chargé d’une lourdeur qui me déplaît. Je le trouve prétentieux de son exception, affirmant, dans sa bouillante tentation, qu’il est bien plus délicat de distinguer le bon pain du mauvais lorsque celui-ci brûle la langue. Froid, bon pain ne saurait mentir. Chaud, on peut encore tout confondre, et cette vaste injustice est trop méconnue. Le pain chaud à peine cuit, en bouche, a une saveur de four, de farine, une saveur toute aqueuse. Je le préfère sec, comme un peu plus véritable, comme dépouillé, démaquillé et sincère. Une version de lui plus sage, plus calme, plus honnête. J’aime le pain lorsqu’il est vulnérable. J’ai le sentiment de ne le rencontrer vraiment que s’il est froid, comme s’il était hors scène, en costume de ville. Le pain chaud est un capricieux artiste qui ne fait aucun rappel. Il entre, récite son texte avec une assurance désarmante, les femmes se pâment, les enfants en redemandent, puis il sort sans même saluer. On voudrait le garder, il est déjà parti.
Et pourtant, il flotte autour du pain chaud une fascinante aura. Je dis que je ne l’aime pas, mais c’est un peu faux, je ne l’aime pas sur le plan du goût, mais ce sens mis à part, j’aime tout de lui. J’aime la précieuse rareté de son parfum, fort, aux puissantes notes de déjeuners d’enfance et d’appétit simple. J’aime son réconfort dans le creux du bras, lorsqu’il est entouré d’un petit papier, et que, même ainsi, il laisse un peu de farine sur la veste. J’aime le contentement qu’il suppose chez l’acheteur, comme une satisfaction d’avoir accompli un petit exploit, d’avoir fait une belle affaire, puisque pour le même prix, on a quelque chose qui nous semble un peu au-dessus de l’ordinaire. J’aime la jalousie qu’il éveille dans l’oeil du passant, parce que, même si nul n’est responsable des idées qu’il fait naître chez les autres, le pain encore chaud est une sorte de tentation ambulante très puissante. Par dessus tout, j’aime le sourire de la maison, une fois la porte franchie, le regard des petits et de ceux qui le sont un peu restés, et la petite fierté inévitable et universelle, lorsque l’on dit « j’ai acheté du pain, il est encore chaud ! ».
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8 commentaires
Merci pour ce joli texte emprunt de poésie et de douceur. Le pain c’est vrai que c’est une histoire d’amour tendre et croquante à la fois. On le mange comme on grignote nos souvenirs. Nous en avons tous des dizaines liés au pain, à sa mie chaude et parfumée, à sa croûte croustillante et dorée. C’est un langage universel (ou du moins qui parlera à tous les français haha 😉 ).
Très beau texte. J’en ai presque honte d’être une femme qui se pâme devant le pain chaud. Grâce à tes mots je vais aller au delà de l’apparance du pain froid. Même si je pense rester une inconditionnelle du quignon tout chaud que l’on déguste sur le chemin du retour.
Moi aussi j’aime le pain et les joies qu’il apporte. Depuis que je suis enfant j’aime manger le quignon sur le chemin du retour.
Le pain rassure la maisonnée !
Merci pour ce magnifique texte
Ton texte est sublime
Tu poses des mots sur des moments, pour nous faire ouvrir les yeux sur ces moments de bonheur simple qu’on n’aurait pas remarqué sinon. Merci.
C’est un compliment vraiment très beau, Lauriane, merci infiniment.
Bonjour je voulais m’inscrire à la newsletter, mais ça ne fonctionne pas. Le hop buggue
BJ… Votre éloge sur le pain… Est un pur bonheur gourmand exquis à lire… Le pain est pour moi un beau symbole….. J’ai d’ailleurs écrit un mémoire sur la symbolique du pain en fac de sociologie… Je me suis delectee à vous lire…
Oui, le pain chaud et la poésie qui l’accompagne, merci pour ces mots
Ça fait 40 ans que je fais mon pain pour la famille, pour le plaisir d’emplir la maison de l’odeur du pain chaud.
Bonne dégustation